« Derrière l’antisionisme se cache l’antisémitisme ». Qui n’a pas lu ou entendu cette phrase, assénée avec une régularité quasi-métronomique au cours des dernières années par nombre de thuriféraires de l’État d’Israël, dans l’objectif de discréditer toute critique de la politique israélienne ? Quiconque osait en effet remettre en question l’occupation civile et militaire de la Palestine, les violences commises par l’armée israélienne ou, abjection suprême, la légitimité de l’établissement et du maintien, au cœur du monde arabe, d’un « État des Juifs » fondé sur une conception racialiste de l’Histoire et des rapports sociaux, était suspect d’antisémitisme.
Mais grâce à la récente « affaire Dieudonné », de telles accusations n’ont plus lieu d’être. Les choses sont en effet désormais claires, et c’est peut-être le seul élément positif du bilan de la séquence politique que nous venons de vivre. Il va désormais être difficile de confondre l’antisionisme, entendu comme une critique politique des fondements, des structures et de la politique de l’État d’Israël, et l’antisémitisme, entendu comme la haine des Juifs. Il va désormais être difficile de sous-entendre que l’opposition au sionisme, position politique nécessitant une discussion mais légitime, dissimule en réalité un rejet, purement raciste, des Juifs en tant que Juifs.
« L’antisionisme, une idéologie légitime »
D’où vient cette certitude ? De la teneur du débat qui a accompagné « l’affaire Dieudonné », et des clarifications qu’il a permis d’opérer ; des motivations avancées par ceux qui ont voulu interdire le spectacle « Le Mur » ; des prises de positions de certaines figures revendiquées de la lutte contre l’antisémitisme. Illustration avec Alain Finkielkraut, que l’on ne perdra pas de temps, dans un souci de concision, à présenter aux lecteurs : « L’antisionisme, même le plus militant, même le plus radical, me paraît une idéologie légitime. On a le droit non seulement de critiquer la politique de l’État d’Israël, mais même de s’interroger sur la légitimité de cet État »[1].
Étonnant, non ? Les habitués de Finkielkraut, et notamment ceux qui se souviennent qu’il avait accusé le réalisateur israélien Eyal Sivan d’ « antisémitisme juif » après la sortie du film Route 181, n’auront pas manqué d’être surpris. Mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, pas vrai ? Réjouissons-nous en effet car « l’affaire Dieudonné » a ouvert les yeux d’Alain Finkielkraut et de nombre de ses collègues : « L’antisionisme de Dieudonné n’a rien à voir. Il n’est pas géographique, puisqu’il dote ceux qu’il appelle les sionistes des deux attributs de l’omniprésence et de l’omnipotence. Cela n’est pas une opinion, cela est une idéologie criminelle »[2].
On retrouve ici le cœur de l’argumentation de ceux qui ont exigé l’interdiction du spectacle de Dieudonné : le problème n’est pas qu’il critiquerait Israël (ou même qu’il questionnerait sa légitimité) mais qu’il tient des propos et développe des thèses antisémites. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le réquisitoire symptomatique d’Alain Jakubowicz de la LICRA lors de l’émission de Frédéric Taddeï, Ce Soir (Ou Jamais !), diffusée le 10 janvier[3], pour s’en convaincre : les propos de Dieudonné incriminés sont des injures contre les Juifs (ou des personnalités juives), on souligne sa minimisation, ou sa banalisation, du génocide nazi, et on insiste sur ses accointances avec des personnages comme Soral ou Faurisson.
Mais à aucun moment ne sont mentionnés d’éventuels propos de Dieudonné au sujet d’Israël ou des Palestiniens, autrement dit du sionisme entendu comme le projet d’établissement, en Palestine, d’un « État des Juifs », sa création, ses structures, son développement et sa politique. Une reconnaissance implicite du fait qu’une évocation critique, même radicale, du sionisme, n’est pas assimilable à de l’antisémitisme, qu’elle n’est pas un délit et qu’elle ne peut donc être pénalement condamnable. Une reconnaissance implicite du fait qu’il existe donc une différence qualitative entre l’antisionisme et l’antisémitisme, qu’il est contraire à la rigueur intellectuelle de vouloir confondre les deux, et que nombre de mauvais procès doivent cesser.
Évidemment, certains ont a nouveau tenté, à l’instar du CRIF, de Pascal Bruckner ou de l’inénarrable Arno Klarsfeld, d’amalgamer antisionisme et antisémitisme. Rien de surprenant de la part de cette institution et de ces individus qui ne sont en réalité, à l’image des plus sionistes parmi les sionistes, que le reflet inversé de Dieudonné et consorts, puisqu’ils prétendent comme eux essentialiser les Juifs en les associant systématiquement, et malgré eux, à un État d’Israël qui se définit en outre lui-même, rappelons-le, comme « l’État DES Juifs ». Mais les éditorialistes et dirigeants politiques qui ont transformé « l’affaire Dieudonné » en affaire d’État ont reconnu, à voix haute ou à demi-mots, que ce n’était pas l’antisionisme (réel ou supposé) de Dieudonné qui était en cause. Et certains sont même allés plus loin en affirmant que le « sionisme » dénoncé par Dieudonné était une construction fantasmée, loin du sionisme réel, et destinée à dissimuler une stigmatisation des Juifs en général.
Dieudonné, antisioniste ?
Une opinion partagée, pour des motifs fort différents, par l’auteur de ces lignes. On se souviendra ainsi, par exemple, de cette lumineuse déclaration de Dieudonné lors d’une interview accordée à la télévision iranienne Sahar TV en 2011 : « Le sionisme a tué le Christ. C’est le sionisme qui prétend que Jésus était le fils d’une putain »[4]. Le sionisme, pour Dieudonné et ses comparses (on pense ici à Alain Soral et Yahia Gouasmi), c’est d’abord le judaïsme. Le sionisme, pour Dieudonné et ses comparses, c’est ensuite une entité transnationale, aux contours mal définis, qui dicterait sa politique aux banques, aux gouvernements des pays occidentaux et aux médias. Le sionisme, pour Dieudonné et ses comparses, serait la source de la crise économique, politique et sociale qui affecte les populations aux quatre coins du globe. On est très loin d’Israël et des Palestiniens. Est-ce dès lors un hasard si sur les affiches de la « Liste antisioniste » présentée aux élections européennes de 2009, on ne trouve pas les mots « Israël » ou « Palestine » ?[5] Est-ce un hasard si dans les 15 points du programme du « Parti Anti-Sioniste », allié de Dieudonné et Soral lors desdites élections, on ne trouve pas les mots « Israël » ou « Palestine » ?[6]
Évidemment, non.
Comme l’ont rappelé diverses organisations en solidarité avec la Palestine, Dieudonné et sa clique ne servent pas la lutte des Palestiniens. En réalité, Dieudonné et sa clique se servent de la lutte des Palestiniens, dont ils se contrefichent en définitive, pour occuper un espace politique laissé vacant par les désertions et trahisons de la gauche. Ils l’occupent en instrumentalisant des problématiques politiques et sociales bien réelles, les réduisant à une lutte contre un « sionisme » imaginaire, tout en délaissant le terrain du combat contre le sionisme réellement existant, n’évoquant la question palestinienne que lorsque celle-ci fait l’actualité. L’État d’Israël en est d’ailleurs conscient, beaucoup plus inquiet du développement de la campagne internationale BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanctions) que des « quenelles » de Dieudonné et des monologues d’Alain Soral.
Certains vont bien évidemment tenter (et tentent déjà) d’utiliser « l’affaire Dieudonné » pour jeter le discrédit sur l’ensemble des organisations et individus affirmant leur solidarité avec les Palestiniens. Mais, paradoxalement, la séquence que nous venons de vivre permet d’opérer des clarifications et, partant, de combattre ce type de raisonnement spécieux. En effet, la classe politique, la grande majorité des intellectuels et la quasi-totalité des éditorialistes viennent (involontairement) de rappeler cette vérité essentielle : l’antisionisme, entendu comme une critique politique des fondements, des structures et de la politique de l’État d’Israël, ne saurait se confondre avec l’ « antisionisme » de façade de Dieudonné et de ses comparses, et ne saurait être amalgamé à de l’antisémitisme.
Les détracteurs les plus acharnés de Dieudonné ont en définitive, bien malgré eux, fait œuvre de salubrité publique : ils ont rendu leurs lettres de noblesse à la critique politique de l’État d’Israël et à l’antisionisme authentique, en les distinguant soigneusement de l’antisémitisme. Poursuivront-ils sur cette voie ? Rien n’est moins sûr. Ils ne demanderont probablement pas l’abrogation de la circulaire Alliot-Marie, qui criminalise l’appel au boycott d’Israël, une démarche politique qui n’a rien à voir avec l’antisémitisme. Ils n’exigeront probablement pas que l’antisionisme, position politique légitime, ait désormais voix au chapitre dans les médias lors des débats concernant Israël et les Palestiniens.
Il est en effet plus que probable qu’ils ne se soient pas rendus compte, absorbés qu’ils étaient par leur croisade contre Dieudonné, du service qu’ils viennent potentiellement de rendre à tous ceux qui sont sincèrement convaincus que le meilleur service à rendre à la lutte contre l’antisémitisme est de combattre une confusion qui ne sert, en dernière analyse, que les amalgameurs en tout genre.
Mais la brèche est ouverte.
Par Julien Salingue,
article publié sur http://resisteralairdutemps.blogspot.fr/
Annexe 1 : affiche officielle de la « Liste antisioniste » > à voir ci dessous
Annexe 2 : programme du « Parti Anti-Sioniste »
Programme politique du Parti Anti Sioniste
1. Faire disparaître l’ingérence sioniste dans les affaires publiques de la Nation.
2. Dénoncer tous les hommes politiques qui font l’apologie du Sionisme.
3. Eradiquer toutes les formes de Sionisme dans la Nation.
4. Empêcher les entreprises et les institutions de contribuer aux efforts de guerre d’une nation étrangère qui ne respecte pas le droit international.
5. Libérer notre État, notre gouvernement et nos institutions de la mainmise et de la pression des organisations sionistes.
6. Libérer les médias pour une pluralité de l’information afin de promouvoir la liberté d’expression.
7. Promouvoir l’expression libre de la politique, de la culture, de la philosophie et de la religion et les libérer du Sionisme.
8. Redonner le pouvoir à la France et aux Français selon les nouvelles règles géopolitiques et économiques sur les grandes questions qui engagent la responsabilité de la Nation.
9. Ne plus engager la France dans des guerres de colonisation et rapatrier nos armées postées en Afrique, en Afghanistan et partout dans le monde.
10. Exiger un référendum populaire pour tout nouvel engagement de la France à l’étranger.
11. Etablir un projet de loi pour interdire aux binationaux de participer aux guerres sans mandat explicite de la Nation.
12. Interdire toute milice quelle que soit sa confession religieuse.
13. Instaurer un dialogue national de sensibilisation pour un projet de société qui exclut toute apologie du Sionisme.
14. Etablir le mode de scrutin à la proportionnelle afin que toutes les composantes de la société soient représentées.
15. Militer pour l’instauration d’une société de justice, de progrès et de tolérance.
[1] Débat entre Alain Finkielkraut et Plantu sur iTélé, 10 janvier 2014. En ligne ici (à partir de 15’40).
[2] Idem.
[3] En ligne ici.
[4] Interview de Dieudonné à Sahar TV. En ligne ici (à partir de 0’50).
[5] Voir annexes ci-dessus.
[6] Idem.