PAR MARTINE ORANGE (Médiapart)
« Engagement 07.4 : supprimer les stocks options et encadrement des bonus. Promesse en-dehors des 60 propositions : une loi sur l’organisation des entreprises privées contre les rémunérations abusives des patrons et pour la représentation salariale. Engagement de campagne : limiter la rémunération des dirigeants des entreprises publiques dans la limite de 1 à 20 par rapport à la plus petite rémunération de l’entreprise. Promesse en dehors des 60 propositions : une taxation de 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros. »
C’était il y a un an. C’était il y a un siècle. C’était le temps où pour conquérir des voix, François Hollande et son entourage ne mégotaient pas sur les promesses d’un jour. Puis, le temps de la « responsabilité » dans la conduite des affaires est venue. Les engagements se sont effilochés jour après jour. La niche Copé a été maintenue (voir le nouveau cadeau de l’État à Lagardère).
En quelques roucoulades, les pigeons sont parvenus à faire reculer le gouvernement sur l’imposition des plus-values de cession, pour le plus grand bonheur des fonds d’investissement et de leurs dirigeants. La taxation sur les 75 % a été abandonnée à la suite d’un grossier vice de forme juridique. Et le ministre des finances, Pierre Moscovici, vient de jeter la dernière pelletée de terre sur les projets de réforme des rémunérations patronales. Un enterrement de première classe.
Dans un entretien aux Échos, le ministre des finances a signifié vendredi 24 mai que le gouvernement avait abandonné toute velléité de réformes sur les rémunérations patronales, sujet pourtant hautement sensible dans le monde entier depuis la crise. « Après plusieurs mois de concertation, j’ai décidé de concentrer l’action législative sur la contribution de 75 % sur la part des rémunérations dépassant 1 million d’euros, qui sera acquittée par l’employeur. Elle sera soumise au Parlement dans le cadre du budget 2014, et aura une durée limitée à deux ans. Nous n’irons pas au-delà sur le plan législatif : il n’y aura pas de projet de loi spécifique sur la gouvernance des entreprises », explique-t-il.
« J’ai choisi d’agir dans le dialogue, poursuit le ministre. Dans cet esprit, j’ai rencontré la semaine dernière la présidente du Medef, Laurence Parisot, et le président de l’Afep, Pierre Pringuet, qui se sont engagés à présenter rapidement un renforcement ambitieux de leur code de gouvernance. Ils m’ont assuré qu’ils étaient prêts à des avancées importantes, notamment en recommandant le « Say on Pay », qui permettra à l’assemblée des actionnaires de se prononcer sur la rémunération des dirigeants. Notre but est d’éviter de figer des règles dans la loi, quand celles-ci sont amenées à évoluer sans cesse dans un environnement international mouvant. Nous préférons miser sur une “autorégulation exigeante”. »
Comment le ministre des finances ose-t-il tenir de tels propos ? Demander aux patrons de retrouver le sens de la mesure dans leurs rémunérations, c’est comme demander à un alcoolique enfermé chez un caviste de ne pas toucher à une bouteille. Parler encore aujourd’hui d’auto-régulation, c’est n’avoir tiré aucune des leçons de la crise, de ce qu’elle a mis à jour sur les pratiques des dirigeants des grands groupes, de leur incapacité à se réformer – eux qui n’ont que le mot réforme à la bouche –, à résister à ce qui ne peut que s’appeler de la cupidité.
Depuis 1995, au moins six rapports sur la gouvernance des entreprises et la rémunération ont été rédigés. Il y a eu le rapport Vienot 1, Vienot 2, Bouton 1, Bouton 2, Afep-Medef 1, Afep-Medef 2. Pour quel résultat ?
En 2012, le total des salaires des patrons du CAC 40 a atteint 92,7 millions d’euros, soit 2,319 millions par dirigeant, selon lescalculs des Échos. Le salaire moyen serait en recul de 4 % par rapport à l’année précédente. Sur dix ans, le montant nominal n’a presque pas changé, mais il est passé de francs en euros !
Le cabinet Proxinvest, qui réalise une étude annuelle sur les rémunérations patronales, aboutit à des chiffres très différents. Car, dans ses calculs, il intègre non seulement les salaires (fixes et variables) mais aussi les stock options, les retraites chapeau et autres compléments de rémunération.
D’après son dernier rapport établi en décembre 2012, les rémunérations des patrons du Cac 40 ont progressé en 2011 de 4 % pour atteindre en moyenne 4,2 millions d’euros. Cette moyenne inclut les indemnités de départ. En les excluant, la rémunération moyenne des patrons du Cac 40 baisse de 3 %, « baisse dont l’ampleur aurait pu être plus significative au regard de l’exercice 2011 marqué par une baisse des multiples de valorisation, une crise bancaire, une baisse de 17 % du Cac 40 et un recul de 10 % des bénéfices nets cumulés », souligne le rapport.
Le cabinet qui conseille de grands fonds de pension et d’investissement juge que la limite acceptable aux rémunérations patronales est de 240 fois le Smic. C’est déjà énorme. Cela correspond 4,6 millions d’euros. En 2011, ils étaient onze à dépasser cette limite.
À juste titre, les patrons de PME ne cessent de rappeler que le monde de l’entreprise ne se résume pas à celui de nos « champions nationaux » superstars. Ils se plaignent, avec raison, de la mauvaise image jetée sur les entreprises par les comportements des dirigeants du CAC 40. Leur rémunération n’a rien à voir avec ces salaires mirobolants. En moyenne, elles tournent autour de 4 000 euros par mois. Pour beaucoup, c’est beaucoup moins. Pour tous, la difficulté de leur tâche et les risques pris sont sans commune mesure avec ceux d’un responsable du CAC 40. Tout en prônant la défense de l’entreprise, le gouvernement a, malgré tout, préféré préserver cette caste dirigeante qui influence et conduit le pays depuis plus de trente ans, avec le succès que l’on sait.
Ces derniers ne voulaient pas de texte législatif. Ils n’en auront pas, ils n’en auront plus, contrairement aux engagements pris par le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, au lendemain de la votation suisse sur les rémunérations patronales en mars dernier. À 67,9 %, les électeurs suisses ont adopté un texte d’initiative populaire visant non seulement à limiter les rémunérations, mais aussi de les faire adopter en assemblée générale par les actionnaires.
Ce texte prévoit aussi d’interdire tous les golden hellos et golden parachutes, c’est-à-dire toutes les primes d’arrivée et de départ, jugées illégitimes. Le mandat des administrateurs devra être renouvelé tous les ans. Enfin, les conseils des entreprises qui n’appliqueraient pas ces dispositions seraient passibles de sanction pénale. « C’est une excellente expérience démocratique où les Suisses montrent la voie et, personnellement, je pense qu’il faut s’en inspirer », avait commenté alors Jean-Marc Ayrault. On comprend l’effroi dans le monde du Cac 40.
Un lobbying actif et discret a permis d’en finir avec ces velléités de réforme. Pierre Moscovici jure qu’il n’y aura plus de texte législatif. Il préfère s’en remettre à la « sagesse » du Medef et de l’Afep, l’association qui regroupe les sociétés du CAC 40. Ceux-ci, assure-t-il, sont prêts à adopter une disposition sur le vote en assemblée générale des rémunérations patronales. Mais le tour de passe-passe est déjà prévu : selon le projet patronal, les actionnaires ne se prononceront pas sur les rémunérations en tant que telles, les retraites chapeau et autre indemnités de départ, mais sur les critères d’attribution pour fixer le montant des bonus. En la matière, ceux-ci sont totalement arbitraires et changeants.
Ainsi, depuis trois ans, la référence aux cours de Bourse a disparu car les marchés boursiers se sont effondrés. De même, les stock options ont cédé le pas aux actions dites de performance, bien plus intéressantes : elles sont gratuites donc valables quelles que soient les circonstances, à la différence des stock options dont une partie a perdu tout intérêt en raison de la chute des cours.
Si tout se passe comme anticipé, la France, sous la direction d’un gouvernement socialiste, a toutes les chances d’avoir des principes de rémunération moins stricts que ceux adoptés par la Suisse, à l’instigation de groupements activistes de petits actionnaires. Quelle avancée !
Tétanisé à l’idée de ne pas paraître favorable à l’entreprise, le gouvernement a même renoncé à peser dans les entreprises publiques. Certes, le pdg d’EDF, Henri Proglio, placé sous les feux de la rampe, a dû rabaisser son salaire pour le ramener de 1 million d’euros en part fixe à 885 000 euros. Avec la part variable, sa rémunération est encore de 1,29 million d’euros contre 1,6 précédemment.
Mais, pour le reste, tous les trous ont été utilisés pour contourner le dispositif annoncé. Bien qu’actionnaire à 15 %, l’État continue de tolérer la complète opacité qui entoure les rémunérations de Carlos Ghosn chez Renault, qui en font le patron le mieux payé du CAC 40. Il a fallu une intervention un peu ferme du gouvernement pour lui rappeler qu’en contrepartie de l’accord social, signé avec les syndicats, revenant sur un certain nombre d’avantages, le pdg de Renault se devait de faire un geste. Ce dernier a finalement accepté de renoncer à 30 % de sa part variable. Mais le sacrifice n’est que momentané. Il les touchera dans trois ans.
De même, premier actionnaire de Thales, l’État a avalisé en décembre un golden parachute de 1,5 million d’euros à l’arrivée de Jean-Bernard Lévy, ancien dirigeant de Vivendi parti quelques mois plus tôt du groupe avec un autre golden parachute de 4 millions d’euros, après y avoir amassé une fortune de plusieurs dizaines de millions. Plus récemment, l’État n’a pas bronché à l’annonce de l’attribution d’un parachute doré de 2,8 millions d’euros et d’une retraite chapeau, accordés à Jean-Paul Herteman, PDG de Safran, alors qu’il avait mis son veto à ces dispositions en assemblée générale, avec le soutien de petits actionnaires.
Acceptant le principe de son illégitimité, mise en avant par le monde patronal, pour intervenir dans la conduite des affaires privées, le gouvernement a normalement l’arme de la fiscalité pour remédier aux abus, et reconstruire une égalité. Mais là aussi, il a décidé de renoncer. La tranche supérieure des impôts a été portée à 45%. Mais la vraie réforme fiscale, attendue de tous, pour rétablir une efficacité, une progressivité et une transparence de l’impôt n’a pas été entreprise, en dépit des déclarations de Jérôme Cahuzac, alors ministre du budget. L’annonce d’une taxation imbécile de 75% sur les salaires de plus d’un million d’euros est parvenue à servir de leurre à tout projet réel de réforme fiscale. Une réforme Canada dry comme l’avait anticipé Laurent Mauduit.
Une grossière erreur juridique – juste l’oubli de l’égalité devant l’impôt ! – a suffi pour enterrer le projet. Le gouvernement a réécrit un projet symbolique, aboutissant à imposer une taxe aux entreprises plutôt qu’aux dirigeants, pour les rémunérations supérieures à 1 million d’euros, pendant deux ans. Autant dire que la portée de cette mesure n’aura aucun effet d’incitation sur les dirigeants pour les amener à se modérer ou au moins donner le sentiment de participer à un effort collectif. D’autant que la taxe risque de disparaître dans les sables de la crise. Entre les optimisations fiscales et les déficits qui s’annoncent en raison de la récession, les groupes n’auront rien à payer.
Le pire est que le gouvernement ne tire aucun bénéfice de ces reculades devant le monde patronal. Les cris lancés sur l’assassinat de l’entreprise, sur la chasse aux riches, ont fait leur effet. La presse internationale ne cesse de revenir sur la fameuse taxe de 75% appliquée en France, sur le mode du socialisme barbare, sans avoir pris note qu’elle a totalement disparu. En Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, chacun fait des gorges chaudes sur la fiscalité confiscatoire appliquée aux entreprises et aux entrepreneurs. Pourtant l’impôt sur les bénéfices est plus élevé aux Etats-Unis qu’en France.
Loin de démentir les faits, nos grands patrons en rajoutent, cultivant une critique systématique, sans nuance, un déclinisme qu’on ne retrouve dans aucun autre pays. À l’écart des estrades, ceux-ci pourtant ne peuvent que se féliciter de la marche des événements. Une partie du monde des affaires avait choisi se soutenir François Hollande, bien avant la chute de Dominique Strauss-Kahn au Sofitel de New York, comme candidat à la présidentielle. Ils ont eu raison. Eux, au moins, ne sont pas déçus.