C’est au moment où le Parti socialiste a plus de pouvoir que jamais à tous les étages de l’Etat qu’il est peut-être en passe de connaître l’une des plus graves crises de son histoire. C’est bien entendu l’écart entre le peu qui était attendu de lui par ses électeurs et sa politique, violemment à droite, qui creuse le gouffre sous ses pieds. Jusqu’à l’éclatement et une mue profonde de son identité ?
En mars, après la débâcle des municipales, des « frondeurs » se sont rebiffés, un « appel des 100 » (députés) a conjuré le gouvernement d’infléchir sa politique, des colloques et des goûters se sont tenus en compagnie de partis comme EELV ou le PCF qui, même critiques vis-à-vis de Valls, n’ont pas renoncé à constituer une combinaison politique avec tout ou partie du PS. Des socialistes « affligés » ont rappelé à Hollande les promesses qu’il n’avait pas vraiment faites et lui ont demandé de faire ou ne serait-ce que dire « quelque chose de gauche ». Puis la fronde semblait faire pschitt, les 100 suppliants devenant 33 abstentionnistes à l’assemblée, sur les votes de la confiance au gouvernement et du pacte de responsabilité. Mais l’été venu, le torchon brûlait à nouveau. Deux ministres importants, Benoît Hamon et Arnaud Montebourg, trinquaient à la fête de la rose organisée par le second à Frangy, en disant tout le mal qu’ils pensaient de la politique du duo Hollande-Valls.
Le geste, bien que mesuré, était d’autant plus frappant qu’il venait de ministres qui avaient avalé toutes les couleuvres de la première moitié du mandat de Hollande, et même soutenu la prise de Matignon par Valls, au risque de perdre tout crédit auprès de leurs « troupes », puisqu’ils étaient censés incarner la gauche du PS. Après coup, Hamon résumait ainsi l’épopée de Frangy : « Non, il ne s’agissait pas de deux ministres qui, enivrés, seraient allés un peu plus loin que prévu. Il s’agit d’un désaccord politique sur la façon d’être au service de ceux qui nous ont élus, et ce désaccord a été suffisamment grave pour que le gouvernement tout entier soit démissionné. »
Or ce sont Valls et Hollande qui ont tranché dans le vif, prenant tout le monde de court. Valls mettait sa démission sur la table, sur le mode « c’est eux ou moi ». Les ministres dissidents étaient débarqués et le gouvernement épuré pour devenir Valls II, libéral et austéritaire sans complexe. Au ministère de l’économie, le chantre du made in France était remplacé par le banquier d’affaires Macron. Tout un symbole. Et voilà tous les socialistes mis au pied du mur, dans une ambiance de socialisme de caserne.
A l’heure où nous écrivons, personne au PS ne parle de scission. Tous préparent le congrès du parti, programmé pour juin 2015. Mais la paix est armée. D’un côté, Valls n’a reculé devant aucune provocation. Il a poussé son cri du cœur libéral à l’université du Medef, qui l’a ovationné : « J’aime l’entreprise ». Son chien d’attaque, Emmanuel Macron, « sans tabous », s’est lamenté sur les vieilles lunes du non travail le dimanche, des 35 heures, de l’assurance-chômage, du CDI… De l’autre, les frondeurs persistent à fronder. Choix soigneusement pesé, ils se sont abstenus sur les budget de l’Etat et de la sécurité sociale, et ont tiré quelques coups de flingue par-ci par-là, comme Hamon, expliquant que la politique du gouvernement « menace la République » et que « la menace de la République, c’est la préparation pour 2017 d’un immense désastre démocratique (…), non seulement l’arrivée au second tour de la présidentielle de Marine Le Pen sans coup férir, mais en plus la menace que demain, elle dirige le pays ».
Ce à quoi le porte-parole du gouvernement Stéphane Le Foll a aussitôt répondu : « Il serait cohérent que Benoît Hamon quitte le Parti socialiste. » Enfin et surtout, les frondeurs ont obtenu le soutien de Martine Aubry, qui occupe une place bien plus centrale dans l’appareil socialiste. Certes minoritaire au sommet du PS et à l’assemblée, la fronde trouve un écho évident parmi de nombreux élus locaux, que la politique de Valls et Hollande met dans une nasse : promis à la débâcle électorale (et du coup, pour certains, au chômage !), ils sont sous la pression de l’austérité budgétaire, dont la nouvelle étape cible à la fois la Sécu et les collectivités. Moins inégale, la bagarre promet d’être plus violente.
Ces frondeurs, incapables de s’opposer de façon claire au gouvernement, qu’ils flinguent le matin, dont ils « souhaitent la réussite » le soir, méritent assez bien le qualificatif de « couteaux sans lames » dont les a affublés Mélenchon.
N’ont-ils pas déjà avalé bien des couleuvres ? N’ont-ils pas surtout une sainte trouille des catastrophes électorales à venir ? Il est vrai aussi que leur programme n’a rien pour effrayer le capital, et donc rien pour apporter le moindre début de solution pour les classes populaires. Car ils ont bien un programme, dont la cohérence s’est d’ailleurs renforcée, et non pas étiolée, avec l’entrée de Martine Aubry dans la bataille. Mais dans le sens d’une « dé-radicalisation » !
Dans son entretien au Journal du Dimanche du 19 octobre, Martine Aubry, déclarant soutenir les propositions économiques des frondeurs, proposait de « mieux cibler les aides aux entreprises sur celles qui sont exposées à la concurrence internationale et sur celles qui investissent et qui embauchent », avec l’objectif de « libérer » 20 milliards d’euros sur les 41 de cadeaux au patronat programmés par le pacte de responsabilité. Cette aile gauche élargie du PS accepte en fait l’aide massive aux entreprises (mais à voilure réduite et ciblée) et la baisse des dépenses publiques (mais ralentie pour desserrer la pression sur les collectivités locales, langage qui doit plaire on l’imagine aux nombreux dirigeants socialistes de celles-ci). Elle veut « rééquilibrer » la politique de Hollande, 20 milliards pour les patrons (« l’offre »), 20 milliards pour les « ménages » (« la demande »), par des emplois aidés et des baisses d’impôts. A cela s’ajouterait une « grande réforme fiscale », avec « retenue à la source » et « fusion de la CSG avec l’impôt sur le revenu » qui garderait « l’assiette » (plus large) de la CSG et la progressivité de l’impôt sur le revenu.
Mais nulle part il n’est question de mesures plus radicales sur les fortunes, sur les dividendes des actionnaires, les revenus de la spéculation immobilière. Ni de remise en cause du plus grand scandale du système fiscal, la prédominance croissante de l’impôt indirect, la TVA, qui pèse davantage sur les classes populaires que sur les possédants. Aubry et les frondeurs font briller le mirage de la « relance » par la consommation. Mais c’est une illusion si par ailleurs le pouvoir du capital sur l’économie et donc le pilotage de celle-ci par le profit ne sont pas contestés. Ce mirage frise même le ridicule car les sommes envisagées sont tellement modestes que leur programme est en fait homéopathique, symbolique… Un affichage quasi-publicitaire.
Nulle nostalgie donc chez les frondeurs et Martine Aubry pour le programme commun des années 1970 ou les premières mesures du gouvernement socialiste de 1981, avant le fameux « tournant de la rigueur ». S’il y a un bon vieux temps qu’ils regrettent, c’est plutôt celui qu’ils appellent de la« synthèse jospinienne ». Cette belle époque, de 1997 à 2002, où Aubry et Strauss-Kahn étaient les ministres vedettes d’un gouvernement qui privatisa plus que Juppé et Balladur réunis et développa l’emploi précaire, et qui en fut récompensé par les classes populaires reconnaissantes par une brillante élimination du candidat Jospin dès le premier tour de l’élection présidentielle. Ils réclament finalement moins une rupture politique qu’un plus « juste » partage des efforts de l’austérité.
Et pourtant… Si ni Aubry ni Hamon ni les députés frondeurs ne se sont subitement mués en enragés de la révolution sociale, ni même en réformistes antilibéraux, Hollande et Valls se sont, eux, radicalisés. Leur nouvelle obsession, que refusent d’accompagner leurs opposants socialistes, c’est une politique à tombeau ouvert de violentes réformes libérales, directement liée à l’évolution de la crise économique. Ce n’est en effet pas un hasard si la crise interne du PS s’est brusquement accélérée cet été.
C’est ce que Dante a lu sur la porte de l’enfer. C’est ce qu’ont entendu nos gouvernants socialistes en août, lors d’une réunion interministérielle tenue dans la plus grande discrétion. Michel Sapin y expliqua, implacablement, qu’il n’y avait plus d’espoir de reprise à moyen terme. Fini les chimères sur l’inversion de la courbe du chômage toujours reportée, la promesse du réconfort après l’effort, d’une deuxième partie de mandat qui redistribuerait les fruits des deux premières années d’austérité. Ni croissance ni même rééquilibrage des comptes publics, le prétexte de toute la politique d’austérité ! A l’horizon une seule politique, la même, toujours plus dure, épicée des réformes de structure réclamées par le Medef et la bourgeoisie de toute l’Europe : déréglementation sociale et écologique, mise au bûcher du code du travail voire du CDI, réforme de l’assurance chômage, baisse des salaires via le dégonflement de l’Etat providence.
Des patates, des patates et encore des patates ! Hollande et Valls allaient accélérer ? Les trop tendres agneaux de la « gauche » du PS sont restés collés au plancher, dépassés, incapables d’assumer. Alors exit les âmes sensibles et les ministres récalcitrants.
Là est le point de rupture. D’où le fossé grandissant qui se creuse au sein du PS, malgré les efforts rhétoriques de « synthèse » qu’essaieront de faire (ou pas) les divers courants, malgré les chantages aux postes et prébendes qui ont déjà commencé, malgré même le fait que dans le fond, il n’est jamais inutile de le rappeler, la plupart des protagonistes partagent une vision du monde qui est celle du capital et des classes possédantes. Sans oublier que dans ces affaires là, tout le monde peut se laisser entraîner, sans le vouloir, dans une spirale infernale autodestructrice.
D’où une interrogation sur l’avenir du PS lui-même. Là encore, celui qui rompt le statu quo et se radicalise, c’est Valls, à l’offensive dans le Nouvel Obs du 23 octobre : « Il faut en finir avec la gauche passéiste, celle qui s’attache à un passé révolu et nostalgique, hantée par le surmoi marxiste et par le souvenir des Trente Glorieuses. La seule question qui vaille, c’est comment orienter la modernité pour accélérer l’émancipation des individus. » Exactement la posture de Tony Blair amenant son parti à troquer le langage de la lutte de classe contre celui de l’individualisme libéral « progressiste ». Et de rajouter, provocateur : « Notre impératif, c’est le rassemblement. En 2012, nous avons commis l’erreur de ne pas tendre la main à François Bayrou. (…) Il faut réfléchir entre toutes les forces progressistes à construire une maison commune, peut-être demain une formation politique commune. (…) La question du nom [du PS] peut parfaitement se poser. » Lors du conseil national du PS de juin 2014, il rêvait déjà d’une « force moderne, attractive et conquérante » renonçant aux « alliances improbables » (avec EELV et le Front de gauche ?) et aux « vieilles théories du passé », concluant sur le fameux : « la gauche peut mourir, donc elle doit se dépasser » !
Quelle mouche le pique donc ? Mais c’est qu’on peut effectivement, nous comme lui, être las de l’éternelle hypocrisie consubstantielle du PS. Sans remonter à ses grandes trahisons, 1914 et l’union sacrée pour la guerre, 1936 et la grève générale dévoyée, 1956 et la guerre d’Algérie, à des époques où ce parti était bien différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui, plus personne n’attend aujourd’hui du PS qu’il fasse une politique proprement « de gauche », qu’il soit fidèle au pouvoir aux discours qu’il tient dans l’opposition. 1981, 1988, 1997, 2012, l’histoire se répète. Il est vrai que si le discours est de moins en moins de gauche, la politique est de plus en plus de droite. Alors l’écart demeure toujours béant, avec toujours les mêmes colères populaires en boomerang…
Pour un parti qui est en réalité tout aussi fidèle aux intérêts capitalistes que la droite, mais qui doit ses succès électoraux à ses menues promesses d’être plus doux pour les classes populaires, voire de faire régner la « justice sociale », cela finit toujours par embarrasser, ce grand écart. Pas seulement parce qu’inévitablement la « gauche n’arrive pas à être durable » (au pouvoir) comme disait Hollande en 2012, et qu’elle subit à chaque fois une magistrale baffe électorale dès qu’elle touche aux manettes gouvernementales. Mais aussi parce qu’un appareil politique au pouvoir à tous les échelons de l’Etat n’est pas aussi fiable et docile qu’il le devrait pour mener une politique libérale, si ses dirigeants et notables gardent l’habitude de se faire élire en promettant de « raser gratis », ou du moins en assurant qu’ils ne feront pas de mal, eux, aux pauvres, aux chômeurs, aux fonctionnaires, aux ouvriers.
La bourgeoisie le sait bien, elle qui malgré tous les loyaux services socialistes, a toujours préféré la droite. La question d’une grande mutation se pose à nouveau, enfin, parce que de déception en colère, la base sociale du vieux parti socialiste se dérobe, et les socialistes se rendent toujours plus ridicules et odieux à la fois. Parce que finalement, « la gauche peut mourir », comme l’a dit lui-même Valls, à force de décevoir. C’est l’assassin qui vous le dit !
Alors pourquoi pas, en effet, ne pas assumer vraiment qu’on est l’autre parti de la bourgeoisie et de l’ordre établi ? Pourquoi ne pas gagner en cohérence, non en s’attaquant à la finance quand on est au pouvoir, mais en cessant de dire « le monde de la finance est mon adversaire » quand on est dans l’opposition ? C’est le chemin proposé jadis par Rocard, et maintenant par Hollande obscurément et Valls ouvertement (avec une touche spécialement crapuleuse pour celui-ci, puisqu’il se veut libéral sans compensation « sociale » ni même « sociétale » : il est libéral-autoritaire).
C’est ce chemin de la « modernisation » qu’ont suivi, pas toujours en changeant de nom, le parti social-démocrate allemand schröderisé, le PC italien transformé en incolore Parti démocrate, le New Labour de Blair. Autant d’exemples qu’a en tête Manuel Valls. Non pas de bouleversements identitaires en termes de programme et de pratique, car le PS gouvernemental est depuis longtemps aussi bourgeois qu’il peut l’être, mais de changement spectaculaire d’emballage, de rhétorique, de références. Une mutation qui contribuerait aussi à faire ressembler le jeu politique français au bipartisme américain. Mais de toute évidence ce « rêve américain » du Medef et de Matignon est bien mal parti pour se réaliser !
Yann Cézard, dans l’Anticapitaliste, mensuel