Une recension du livre de Xavier Calais, La mélancolie de la nasse, par Sophie Planté
Éditions du Commun, Rennes, 62 pages, 7 euros.
À travers ce court et fluide récit publié aux Éditions du Commun, fort de la richesse de sa langue et de la diversité des références qu’il convoque, Xavier Calais nous livre un moment de l’histoire politique rennaise contemporaine. Cette évocation de différentes expériences de lutte de la décennie écoulée met en lumière comment l’ardeur militante et tout ce qu’elle charrie d’éclatant, de fiévreux, s’est trouvé confronté au tournant sécuritaire et en quelque sorte englué dans ce « temps des nasses » régi par l’évolution des doctrines de maintien de l’ordre, sur fond de gentrification du territoire urbain orchestrée par la municipalité socialiste.
La flamme et la cendre
Avec la sincérité d’un point de vue qui, en de telles matières, suscite d’autant plus la sympathie qu’il ne craint pas de s’ouvrir au doute, l’auteur nous conte ces moments de mobilisation magiques, « énormes comme un tsunami composé de toutes les colères retenues pendant trop longtemps », et parvient à rendre sensible ce quelque chose d’incandescent, d’indomptable, qui se fait jour à l’heure où « tous et toutes sont relié.e.s par des fils invisibles », ceux de nos rêves de soulèvements et de ruptures, quand le moment semble venu de leur rendre justice, quand la foule de camarades « déterminée à agir » tente de « mettre un frein au moteur qui fait tourner la machine ». Ainsi, lorsque notre quotidien ploie sous l’extraordinaire de l’expérience, devient palpable la puissance de ces mouvements qui rompent l’isolement, créent des mondes, embrasent la ville et donnent corps à notre désir de ne jamais demeurer.
Mais c’est d’année en année, de répression en répression, que l’utopie d’une ville « enfin rendue à la vie et à la poésie » dépérit peu à peu, que « les feux de la révolte qui brûlaient dans la ville » deviennent le bûcher de ces moments enivrants. Les soulèvements que nous avons cru voir naître n’apparaissent plus que comme de lointains souvenirs, les manifestations ritualisées et ceinturées de forces de police se couvrent d’un voile de deuil, nos gestes militants se font chaque jour plus machinaux, notre hardiesse se consume… Les militantEs sont lasses – fourbuE.s comme dirait notre auteur rendant hommage à Nicolas Bouvier, lasses de ce métro-manif-dodo, lasses de ce « rien de neuf » sur lequel le vent souffle mollement, lasses de ces prédictions et de ces affectations de puissance proclamées par des messies sans foi, lasses de ces nasses réelles ou métaphoriques qui circonscrivent le périmètre des rêves. Ainsi l’auteur conduit-il cette métaphore de la nasse qui dit beaucoup sur l’impasse politique dans laquelle nous nous embourbons : nasséEs dans nos habitudes militantes prévisibles, nasséEs par le train-train des manifestations enfermées dans leur parcours calibré, nasséEs dans nos propres existences, nasséEs dans le « cycle infernal du perpétuel retour du même »…
L’auteur nous permet de saisir comment on peut en venir à se lasser de ces territoires de lutte jadis aimés, à se sentir pris en otages par le processus de pacification politique et urbanistique orchestrée par les pouvoirs coalisés, résolus à invisibiliser les révoltes, à éteindre le feu des possibles qui couve encore sous les cendres de la ville rock reconvertie de force en territoire « apaisé ». On devine les camarades hantéEs par le désir d’aventure et qui n’ont pas d’autre choix que de persévérer sans joie, désertéEs par l’enthousiasme, assomméEs par les violences policières systématiques qui assèchent le plaisir des retrouvailles militantes. Pourtant, loin de toute résignation, l’attachement à ces possibles, le souhait d’entretenir leur flamme vacillante, transparaît à travers la satire mordante des manœuvres politiques, médiatiques et policières rendues par la grâce de l’écriture à leur pauvreté dérisoire.
Poisson soluble dans la nasse
Au cœur du dernier mouvement contre la réforme des retraites, notre auteur aspire à une « remontada », et même si la balle de la détermination semble ne déjà plus être dans notre camp, des énergies nouvelles entrent en jeu, aspirent à donner naissance à « un collectif qui, en se dépassant, peut remporter des matchs difficiles, arracher des victoires à la dernière minute, pendant les prolongations. ». Il s’agirait de réécrire le script, à l’encre de notre audace. Et c’est précisément pour tuer dans l’œuf toute possibilité de débordement du scénario convenu, alors même que la manifestation n’a pas encore débuté, que notre auteur, au sein d’un groupe de militantEs, se trouve une nouvelle fois otage de la nasse, « empêché dans son ouverture vers l’Ailleurs » par les adeptes casqués de l’immobilité. Alors, l’excitation retombe, l’énergie disparaît, chacunE se défait de son équipement. La nasse sonne le glas, la fin de la partie, touTEs sont somméEs d’obéir aux règles fixées par les flics. Et pourtant… notre protagoniste choisit, subversion ultime, de transgresser les règles, de continuer à jouer ! Ainsi il se retrouve embarqué au commissariat pour un « simple » contrôle d’identité au regard de l’absence de charges, interrogatoire qu’il retranscrit avec la plus grande fidélité possible, discussion de sourds, scène aux airs de théâtre de l’absurde, qui rend si bien le comique comme le tragique, manière de se dérober comme refus de laisser nasser le verbe, manière détournée de laisser déborder sa colère.
Un rire libérateur
Se jouant de son interlocutrice des forces de l’ordre comme il se joue du langage, engeôlé dans cet espace clos et hors de tout lieu, ce temps à la fois distendu et concentré, notre protagoniste déchu adopte ce rôle de clown métaphysique, « d’existentialiste égaré dans les méandres bureaucratiques d’une petite ville grise de province », s’enlisant délibérément dans ses réponses et multipliant, face aux questions les plus insignifiantes, les recours à un « je ne sais pas » machinal, prenant valeur d’axiome par la force de la répétition, comme s’il cherchait sa vérité ou la vérité de sa situation à l’heure où nul ne lui demande de s’interroger sur un réel censé aller de soi. Le ton monte, laissant se profiler une dégradation progressive de la communication, qui se dépouille jusqu’à l’onomatopée pour toute réponse, jusqu’au silence du protagoniste désincarné, jusqu’à l’évanescence. Et au point de rencontre de la dégradation de ces personnages de flics et de l’empreinte de beauté de ces phrases inachevées, de ces lambeaux de mots, de ce fil de pensée qui à peine ébauché se dérobe déjà, émerge une puissance comique, une puissance nouvelle qui se refuse à succomber. Alors on rit de ces « cow-boys criards de la CDI », de ces flics municipaux abrutis mais non moins dangereux, on rit devant l’absence d’enjeu de cet interrogatoire qui n’en finit pas et face au néant de cette pièce terne. On rit devant le vide ; d’un rire qui évoque aussi l’issue potentiellement fatale de ce « quelque chose [qui] suit son cours »1 et qu’il nous faut faire dérailler. Ce rire qui soulage de l’angoisse est aussi un rire séditieux, indompté, qui un instant se fait l’arme du désarmé, l’assurant qu’au fond, lutter, c’est sans cesse reconduire un peu de cet éclat.
En refusant de se comporter en accusé, en opposant sa fragilité essentielle, son « innocence » congénitale à son interlocutrice, il défait son pouvoir d’accusatrice, sa capacité à se faire rouage neutre du plus froid des monstres froids : il la renvoie à son humanité et l’invite à se désabriter de sa fonction pour le suivre à ses dépens sur un plan d’égalité tout à fait glissant pour l’exercice de sa fonction de répression. Ainsi le rire, victoire au moins symbolique sur le pouvoir et sa capacité à isoler, amoindrir ceux qui lui résistent, élève t-il aussi bien son auteur dérobé que sa « victime », gagnée elle aussi au questionnement, au doute, invitée au moins virtuellement à rejoindre celles et ceux qui se dérobent à la prétention de l’État et de ses agents à s’ériger en juges suprême de la moralité de chacunE.
Loin de nous encourager à abandonner la rue, l’auteur nous incite à l’investir autrement, avec l’humilité de celles et ceux pour lesquelEs la lutte politique est le lieu d’une invention toujours renouvelée, seule à même de nous libérer de la loi du prévisible. Pour contrer la morosité ambiante, l’humour devient une arme salutaire afin de dégager l’horizon et de retrouver le contact avec nos palpitations les plus essentielles. Décriant la municipalité rennaise et ses politiques liberticides, affirmant que « ces apparatchiks ternes ne régnaient encore que parce que nous étions assoupis », aspirant à rester fidèle à l’âme de ce que fût la ville et refusant de « monnayer en poussières et en cailloux »2 nos rêves de soulèvements, Xavier Calais nous invite au Réveil.
1.Samuel Beckett, Fin de partie.
2.Jean-Michel Palmier, Berliner Requiem.